CHAPITRE XII
Elsy secoua Ulm dont les paupières parcourues de tressaillement spasmodiques semblaient bien proches de se fermer.
— Bois du café ! haleta-t-elle en lui plaçant d’autorité un quart de métal plein à ras bord entre les mains, ce n’est pas le moment de s’endormir !
Le métis eut un hoquet qui fit frémir le rideau de nattes suiffeuses lui barrant le front.
— Tu m’en as déjà fait avaler au moins trois litres ! protesta-t-il. J’ai l’estomac gonflé comme un ballon !
— Et je t’en ferai avaler quatre autres si tu ne te réveilles pas pour de bon !
Le garçon se massa les tempes, bâilla. Une minute plus tôt, Elsy l’avait traîné sous une douche glacée qui lui avait donné la sensation d’être congelé vivant, depuis il claquait des dents à intervalles réguliers.
— Marche ! commanda la jeune fille. Lève haut les jambes ! Cours sur place !
Il s’exécuta tant bien que mal. Peu à peu son cerveau se dégageait de l’engourdissement artificiel des narcotiques. Il se mit à arpenter la chambre, comme un sportif qui s’échauffe à l’orée d’une compétition.
— Raconte encore une fois ! balbutia-t-il. Je veux être sûr d’avoir tout compris.
Elsy eut un bref coup d’œil pour s’assurer que la porte était bien fermée.
— Les Vandales et l’échange sont les deux versants d’une seule et même opération imaginée par Irshaw, commença-t-elle en détachant bien les mots, parce qu’il avait les moyens techniques de réaliser des permutations moléculaires, Irshaw s’est un jour demandé comment rentabiliser ce procédé à l’extrême : c’est-à-dire en gagnant un milliard de fois plus que ce que lui aurait laissé l’exploitation d’un brevet légal !
— De toute manière les autorités médicales n’auraient pas permis la commercialisation d’un tel procédé, observa Ulm, on aurait bloqué le truc en laboratoire pour dix ans d’expérimentation. Irshaw l’aurait eu dans le baba…
— Exactement ! continua Elsy. Voilà donc le théorème posé. S’il veut gagner de l’argent il ne peut agir que dans la clandestinité, il faut donc que ses futurs clients acceptent cette entorse à la loi, et qu’ils y trouvent même un avantage. Le mode d’exploitation le plus immédiat consistait à faire de l’échange un banal service de location esthétique…
— Ouais, je vois ce que tu veux dire : il engage des jeunes filles, belles, pauvres, et propose de louer des pièces d’anatomie leur appartenant à de vieilles femmes riches… ça n’aurait pas rapporté grand-chose, autant faire de la location de fusées !
— D’accord avec toi. Pour pousser les gens à dépenser de véritables fortunes il n’y a qu’une motivation : la peur. Il fallait donc trouver une population susceptible de payer une montagne d’or pour avoir le droit de bénéficier du procédé en question…
Ulm s’essoufflait dans son jogging, il se laissa tomber sur le bord du lit. Elsy le fixa dans les yeux :
— Alors il a pensé aux vedettes, à la fois si riches et si fragiles, et l’idée des Vandales a germé dans son crâne. Il fallait créer une campagne de peur, une psychose de la mutilation, de manière à ce que son arrivée soit saluée comme celle d’un sauveur !
— Pas bête, toussota le garçon, mais les Vandales, comment… ?
Elsy haussa les épaules.
— Je suppose qu’il a commencé avec quelques complices, puis, peu à peu, ils ont recruté des déséquilibrés faciles à endoctriner. Ils sont deux à couvrir l’opération : Irshaw s’occupe de la phase « échange », l’autre, un certain M. Lew, de la phase « vandalisme », et crois-moi, ils n’ont qu’une seule et même motivation : s’en mettre plein les poches !
— Mais les Vandales pouvaient à tout moment découvrir notre existence, se retourner contre Irshaw…
— C’était un risque à courir. D’après ce que j’ai compris, M. Lew s’est chargé d’éliminer les éléments trop fureteurs, trop entreprenants. Aujourd’hui ils veulent conclure l’opération dans les deux mois qui viennent. Lew a de plus en plus de mal à tenir ses troupes en main. On conteste son autorité…
— Complètement dingue ! siffla Ulm rêveur. Ainsi ils ont liquidé Hank, ils veulent en faire autant avec ce… Mac o’Mac dont Merl a bousillé les bras… Et nous ? Qu’est-ce qu’on devient là-dedans ?
Elsy eut un rire sinistre.
— Tu le demandes ? Ils nous abandonneront ici. Tu ne crois tout de même pas qu’ils vont accepter de voir diminuer leur part du gâteau ?
Ulm se mordit les lèvres. Il avait visiblement cru aux promesses d’Irshaw, le réveil lui paraissait difficile et amer…
— Ce… Lew, argumenta-t-il une dernière fois, tu es bien sûre qu’il s’agit du type de l’opéra ?
La jeune fille crispa les poings.
— Certaine ! Je te l’ai déjà dit. Il a volé les chaussons de danse de Léonora, les a piégés, puis est venu les restituer le soir même en invoquant je ne sais quels remords imaginaires. Comme une gourde j’ai marché… Je ne l’ai vu que dans la pénombre, et l’espace d’une seconde, mais son visage est si caractéristique, si…
— Okay ! Okay ! En attendant il faut se taire. Si Irshaw apprend que nous savons, il n’hésitera pas une seconde à nous éliminer… Il faut réfléchir.
Elsy hocha la tête avec commisération :
— Réfléchir à quoi ? Merl a réfléchi pendant des mois, tu as vu où ça l’a mené ?
Un silence tendu s’installa dans la pièce. La jeune fille sombra dans une méditation morose au cours de laquelle elle entreprit de se ronger l’ongle du pouce. Il n’y avait rien à faire. Défendu par ses robots, Irshaw était inattaquable, invincible… Comment dans ce cas percer les secrets des différents codes commandant la maison ?
— Tu crois qu’il faut mettre les autres au courant ? hasarda Ulm.
— Pourquoi ? Laisse-les à leurs illusions… Il sera toujours temps de les réveiller.
— Nous sommes dans le même bateau, il me semble qu’il serait normal de…
Elle pouffa un ton trop haut, ses nerfs charriaient leurs impulsions à dix mille mètres seconde.
— Normal ! Y a-t-il une seule chose normale dans ce musée des horreurs ? Dis ? Je me demande si j’ai bien fait de t’en parler…
Ulm ne répondit pas, ses mains avaient repris leur pianotement instinctif. Elle se leva, lui bouscula affectueusement les tresses et sortit dans le couloir. Une fois dans sa chambre, elle prit un soporifique léger et s’allongea entre les draps. Il fallait qu’elle dorme. La tension nerveuse accumulée la poussait lentement vers la dépression nerveuse, elle s’en rendait parfaitement compte. Il fallait réagir. Elle fit le vide en elle. Dix minutes plus tard elle dormait.
*
* *
La catastrophe eut lieu le lendemain, un peu avant l’heure du repas. Cela fut si rapide que personne n’eut le temps d’intervenir ni même d’ébaucher un geste. En quelques secondes l’univers bascula de la manière la plus imprévisible et la plus folle qui soit… L’espace d’un battement de cœur le destin des occupants du bunker se trouva scellé. Irrémédiablement.
Elsy s’était lavée, coiffée, attentive à effacer de son corps les dernières traces des excès de la veille. Ce matin elle se sentait mieux, plus calme, plus froide. Elle avait longuement réfléchi dans son bain, elle ne voyait qu’une solution pour s’échapper du piège : devenir l’amie intime d’Irshaw, son ombre, son animal familier… Pénétrer un à un tous ses secrets. Le plan n’avait rien d’original, qui plus est : sa mise en œuvre posait un problème. Le gros homme ne se singularisait pas par une libido exacerbée. Ses rapports sexuels avec les « filles de la maison » n’avaient été qu’occasionnels, et probablement perpétrés dans le seul but diplomatique. Non, le sexe n’occupait pas une place prépondérante dans sa vie. Peut-être à l’extérieur entretenait-il une liaison fougueuse, mais pour Elsy cela revenait au même : si elle voulait s’attacher Irshaw il fallait miser sur autre chose que l’appétit du ventre. La flatterie… L’admiration feinte… Son intuition lui soufflait que là se situait le point faible de leur geôlier. Elle était nettement plus intelligente que Suzan et Lora, il lui serait sûrement possible d’exploiter le filon sans redouter la concurrence. (Mandy, qui glissait doucement sur la pente de la folie, n’entrait plus en ligne de compte, et ne constituait donc pas une adversaire potentielle.)
Cette sommaire ébauche stratégique la ragaillardit. Il faudrait faire vite, elle ne disposait de guère plus d’un mois pour s’installer dans la place, ouvrir les yeux et les oreilles… Un mois, c’était terriblement court.
Elle choisit de s’habiller avec coquetterie, ne négligeant ni les bas ni les hauts talons, ainsi elle trancherait sur l’éternel troupeau de peignoirs douteux qu’avait fini par former le groupe des pensionnaires. Elle poussa la porte. Dans le couloir Ulm parlait à voix basse avec David, Lora chuchotait quelque chose à l’oreille de Suzan. La scène tout entière respirait le complot de collégiens. À peine avait-elle fait deux pas que les quatre regards se braquèrent sur elle. Ulm se dandinait d’un pied sur l’autre.
— J’ai décidé de les mettre au courant, souffla-t-il, on ne pouvait pas décemment taire cette information… Enfin bref, voilà, c’est fait depuis hier soir…
Elsy se sentit pâlir. Des enfants ! Elle côtoyait des gosses irresponsables ! De véritables inconscients qui tenaient meeting à l’endroit le plus passant du bâtiment, là où justement leur geôlier pouvait surgir d’une seconde à l’autre…
— Et alors ? trouva-t-elle la force de répliquer.
— Les filles n’y croient pas, résuma Ulm, David pense qu’il faut capturer Irshaw et le torturer pour lui faire ouvrir le passage…
— Merveilleux ! ironisa Elsy. Et les robots ? Ils se croiseront les pinces ?
Elle crânait, mais au fond d’elle-même elle était glacée. La conjuration lui échappait. Comment raisonner cette brute de David qui ne croyait qu’à la force ? Torturer Irshaw ! C’était d’un ridicule achevé… Porter la main sur lui, c’était s’exposer immédiatement à la foudre destructrice des androïdes. Non, elle devait imposer SA solution, la seule valable. Comme elle ouvrait la bouche, le voyou la fit taire d’un geste impérieux.
— Pas maintenant ! coupa-t-il l’air gonflé d’importance. Réunion chez moi, cette nuit, pour examiner les modalités de l’action. À une heure du matin. Les autres filles restent hors du coup, elles sont trop connes.
Elsy suffoquait. Elle crut qu’elle allait le gifler. Ulm se tenait en retrait, penaud. Il avait probablement pensé que le « débat » emprunterait des voies plus démocratiques. Il découvrait une fois de plus que la force prime le droit. Au même instant Irshaw apparut à l’extrémité du corridor, tétant son cigare avec application, il affichait le même air bonhomme que la veille.
— Alors ! lança-t-il à la cantonade. Bien remis de vos exploits sportifs ? Ah ! vous étiez beaux dans l’effort, mes petits… Quelle technique, quelle imagination ! Moi qui ai pourtant pas mal bourlingué…
Il n’eut pas le loisir d’en dire plus. L’une des portes situées du côté gauche de la travée coulissa violemment. Mandy fit irruption dans le couloir, blême et nue, maigre et grise. Elle avait le regard fou et les mains enveloppées de bandages à la propreté douteuse. Son apparition cloua tout le monde sur place. Depuis longtemps elle vivait quasiment en recluse, et Irshaw lui-même avait renoncé à lui confier le moindre « dépôt », on avait fini par « l’oublier » plus ou moins, par la gommer de la mémoire collective du groupe. Son entrée inattendue avait quelque chose de théâtral. Un aspect grandiloquent et grotesque qui achevait de la rendre irréelle.
— Salaud ! hurla-t-elle en sautant à la gorge d’Irshaw. C’est ta faute ! C’est ta faute !
Avant que quelqu’un ait pu réagir, elle avait brandi un couteau et en avait porté plusieurs coups au gros homme. Suzan et Lora crièrent. Irshaw pivota, les yeux écarquillés par la stupéfaction, et tomba sur les genoux. Une énorme auréole écarlate dévorait la blancheur de sa chemise. Du sang lui emplit la bouche et se mit à goutter le long du cigare qu’il tenait toujours serré entre ses dents. Mandy en profita pour achever son œuvre destructrice. À cinq reprises la lame fouilla le dos puis la nuque, labourant les organes, sectionnant les veines, les artères… Irshaw finit par s’abattre, les bras en croix.
— C’est justice ! hurla Mandy. Il m’a détruite ! Regardez mes mains ! Il a provoqué la mort de Merl ! C’est justice !
Ulm et David étaient blêmes. Elsy fut la première à se ressaisir.
— Les robots ! gémit-elle en enfonçant ses ongles dans le bras du métis. Les robots ! Ils vont réagir !
David parut sortir d’un rêve.
— Les poches ! balbutia-t-il. Il faut lui faire les poches ! Il avait peut-être un boîtier de télécommande…
Il se jeta sur le cadavre, arrachant la veste lacérée et poisseuse, mais il ne trouva rien qu’un pistolet automatique de modèle courant dont il fit immédiatement sauter le cran de sûreté.
Mandy avait entamé une sarabande infernale au milieu du corridor, chantant sa joie sur un mode suraigu. Suzan et Lora restaient pétrifiées, les doigts dans la bouche, véritables statues de cire blanche.
— Vite ! commanda le voyou. Prenez tout ce qui peut servir d’arme : les extincteurs, les chaises, n’importe quoi !
— Les voilà ! hoqueta Ulm.
Elsy sentit son ventre se nouer sous l’effet d’une peur effroyable. Les cinq robots gravissaient lentement l’escalier, chacun brandissait une matraque électrique vraisemblablement réglée à son intensité maximum : quelque 700 volts !
— Repliez-vous ! vociféra David. Repliez-vous !
Cette fois Elsy s’arracha à sa fascination. Elle pivota sur elle-même, courut vers sa chambre. Toujours immobile contre le mur, Suzan urinait sans s’en apercevoir. Mandy se jeta sur le premier androïde, l’enlaçant pour mieux le poignarder. Le couteau se brisa sur la carapace de métal sans y laisser la moindre éraflure. Aussitôt la machine replia le coude, appliquant le tube noir du tétaniseur entre les omoplates de la folle. Il y eut un horrible grésillement, une odeur de chair brûlée et Mandy fit un bond de grenouille entre les bras de métal. Cambrée à l’extrême, sa colonne vertébrale émit un craquement sec de branche cassée. Toutefois l’ampleur du mouvement réflexe avait été telle que le tueur d’acier en fut déséquilibré. Une seconde il oscilla d’un pied sur l’autre, puis partit en arrière. Ses reins rencontrèrent la rampe de l’escalier qui se rompit sous le choc.
Les deux corps basculèrent dans le vide, chair et acier confondus, pour aller s’écraser dix mètres plus bas dans un vacarme de collision ferroviaire. David ouvrit le feu. La détonation explosa sous la voûte de béton, crevant les tympans de Lora qui se laissa tomber sur les genoux, étourdie par l’onde de choc. La balle alla frapper le second robot, trouant la cellule visuelle qui lui servait d’œil. Une gerbe d’étincelles fusa à l’horizontale. En l’espace d’une minute, le casque, porté à l’incandescence par l’incendie intérieur, vira au bleu puis au rouge, comme un morceau de fer dans les flammes. Alors que le voyou se préparait à tirer une nouvelle fois, l’armure explosa, projetant des pièces de métal tous azimuts. Véritable boulet de canon, la tête chauffée à blanc frappa Lora en plein visage, la décapitant net. Elsy plongea sur le sol. Les boulons sifflaient au-dessus d’elle, ricochaient, et leur mitraille arrachait des fragments de béton aux parois. La bouche dans la poussière elle songea : « Les batteries nucléaires ! Si leurs containers se fissurent, nous serons tous irradiés ! » Puis elle pensa qu’elle était ridicule, les accumulateurs étaient toujours noyés au sein de caissons anti-explosion, de plus personne n’était encore certain de survivre assez longtemps à l’affrontement pour avoir à se soucier d’une éventuelle irradiation. Une vis lui entama l’épaule, déchirant sa manche pour tracer un sillage rectiligne et pourpre dans sa chair. Au milieu du couloir, le corps sans tête de Lora demeurait curieusement agenouillé, un geyser de sang s’élevant à trente centimètres au-dessus du cou déchiqueté. L’incendie du robot détruit avait provoqué le repli momentané de ses congénères, assurant aux jeunes gens un court répit. La fumée emplissait toute la longueur du corridor. Elsy se releva. La silhouette de David tanguait au milieu du brouillard. Elle l’appela.
— Fous le camp ! ragea-t-il. Tire-toi ! Ils reviennent !
Puis elle l’entendit gémir.
— Tu es blessé ?
— J’ai pris un boulon dans la cuisse… À part ça…
Une quinte de toux l’empêcha de poursuivre. Elsy rampa vers sa chambre. Dès qu’elle eut passé le seuil, elle courut à la salle de bains, ouvrit l’eau et jeta les draps du lit dans la baignoire. Elle agissait mécaniquement, comme une bête traquée qui s’en remet à ses réflexes pour survivre. Trois détonations lui lacérèrent les tympans, puis une ombre passa devant la porte sans s’arrêter. Elle entendit David jurer, puis gémir, enfin Suzan fit irruption, le visage noir de suie, les pieds englués de sang. Elle claquait des dents.
— Pousse le lit sur le seuil ! ordonna Elsy. Il faut les empêcher d’entrer.
Elle dut répéter trois fois son ordre. À l’instant même où la jeune fille se décidait à bouger, un robot pénétra dans la pièce, la matraque tendue comme une baïonnette. Plusieurs balles l’avaient atteint et le bras qui tenait l’arme avait perdu son revêtement protecteur, une gerbe de fils en jaillissaient, sectionnés. Il toucha Suzan au sein gauche, mais sans succès, le courant ne passait plus. Pourtant il continua d’avancer tandis que la jeune femme reculait du même pas d’automate. Ils s’obstinèrent dans ce curieux ballet jusqu’au moment où les reins de Suzan heurtèrent le mur du fond, alors la matraque poursuivit sa trajectoire, transperçant le sternum et les bronches, éparpillant les vertèbres avant d’aller buter sur la cloison où elle se tordit. Déjà l’androïde reculait, Elsy bondit, l’enveloppant dans le piège flasque d’un drap mouillé, poussant une chaise entre ses jambes. Il finit par culbuter. Avec une présence d’esprit qui l’étonna elle-même, elle lui renversa la télévision sur la tête. Une haute flamme fusa, il y eut un trou noir, et Elsy se retrouva, étendue sur la moquette, le visage et les seins constellés de coupures, les cheveux grillés. Elle saignait abondamment du nez, hoquetait en avalant une salive mêlée de caillots. Le feu s’était communiqué au matelas qui flambait. Des coussins de mousse se caramélisaient en répandant une odeur pestilentielle qui rongeait les poumons. Elle se traîna vers la porte. Les émanations d’oxyde de carbone lui brûlaient les yeux, brouillant sa vision. Dans le couloir, le carnage était à son comble. Un robot au crâne bizarrement incliné déchargeait inutilement sa matraque sur le cadavre décapité de Lora. Aux points de contact, le peignoir de la jeune morte présentait de larges auréoles charbonneuses comme aurait pu en faire une gigantesque cigarette. David se tenait recroquevillé à l’autre bout du couloir, les yeux troubles et la mâchoire pendante. Elsy s’agrippa au chambranle, se hissa sur ses pieds. Il lui fallait encore neutraliser l’androïde aux vertèbres tordues avant qu’il ne se décide à choisir une proie moins inerte. La technique du drap mouillé ayant porté ses fruits, elle décida de récidiver. Matador grotesque, elle captura la bête d’acier dans une grande envolée de linge dégoulinant. Immédiatement l’étoffe se coinça dans les fentes d’articulation comme un mouchoir dans une fermeture Éclair. Une jambe bloquée, l’être de métal clopina sur deux mètres et s’affaissa d’un bloc comme une statue qu’on abat. Toutefois, à peine avait-il touché le sol que le dard électrifié creva le suaire humide et frôla la cheville d’Elsy. Elle eut un recul, heurta le cadavre d’Irshaw et s’affala dans une flaque poisseuse. Immédiatement le robot rampa dans sa direction, le tube noirci décrivit un nouvel arc de cercle. Elle hurla, essaya de se redresser et pataugea vainement dans une mare de liquide coagulé. Dans un sursaut désespéré, elle roula sur le flanc et s’enfuit à quatre pattes sans le moindre souci de dignité. L’androïde luttait pour rétablir son assise, il ne fallait pas lui laisser le temps de se dégager. Elle se rua dans la première chambre venue, saisit l’extincteur fixé au mur et retourna auprès de la machine dont le cocon d’étoffe partait en lambeaux. Elle visa l’articulation du membre brandissant la terrible baguette et lâcha son fardeau. Le coude craqua, un court-circuit bleuâtre illumina le robot aux jointures. La grande carcasse bosselée se replia sur elle-même comme une marionnette brusquement privée de soutien.
Elsy aspira une longue bouffée d’air, toussa. Dans le couloir-champ de bataille personne ne bougeait plus. Même David avait à présent le regard désespérément fixe. La jeune fille disciplina sa respiration et compta fébrilement le nombre de robots abattus… Elle fit trois additions successives, retombant chaque fois sur le chiffre quatre. Il en manquait un ! Jetant de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule, elle remonta le corridor en direction de la pièce commune où, quelques jours auparavant, les pensionnaires se rassemblaient encore pour prendre leur repas. Elle y découvrit le dernier androïde, carbonisé, au centre d’un monceau de débris de verre. Ulm se tassait à l’autre bout de la salle sous le matelas brûlé et déchiré qui lui avait servi de cuirasse. À proximité de sa main droite s’alignait une rangée de bouteilles d’alcool à demi pleines. Toutes étaient débouchées, et chaque goulot vomissait une curieuse mèche improvisée. Un briquet charbonneux brûlait la moquette à quelque distance. Elsy comprit que le garçon avait utilisé les provisions du bar à la confection de cocktails incendiaires dont il s’était ensuite appliqué à bombarder son agresseur. Elle l’appela. Il ne répondit pas. Elle songea qu’il était mort, lui aussi, et une grande fatigue l’envahit. Enfin, à l’instant où elle tournait les talons, il gémit et prononça son nom. En deux bonds elle fut près de lui. Elle vit qu’il était constellé d’hématomes. Il eut un sourire douloureux.
— C’est fini ? haleta-t-il.
— C’est fini, souffla Elsy.
Et ils se mirent à sangloter nerveusement, chacun dans leur coin…